Ainsi, Ahmed Amine Dellaï prélèvera 170 citations du corpus poétique de Sidi Lakhdar Benkhlouf pour expliquer sa vie terrestre et spirituelle. D’emblée, il le nommera le fou du prophète. Temporellement, il le situera dans la période où l’Algérie a connu l’occupation espagnole, la fin du règne de la dynastie de Tlemcen, le début de la régence turque et l’expulsion des derniers musulmans d’Espagne.

Kamane«Il était contemporain de Cervantes qui a séjourné à Oran en 1581, de Sidi Abderrahmane El- Medjdoub, mort à Meknès en 1569, et du grand poète Abdelaziz El-Meghraoui né vers 1564 au Tafilelt», précisera- t-il. Pour Amine Dellaï, Sidi Lakhdar Benkhlouf a voué une passion sans limite au medh ou chant panégyrique à l’endroit du prophète (QLDSSL). «Et en chantant le prophète, Benkhlouf ne faisait pas simplement dans la chanson religieuse. Dans cette époque de lutte entre le croissant et la croix, le medh était une sorte de chanson engagée. En tout cas, une chanson de combat et de mobilisation autour de la figure centrale de l’Islam», aimera-t-il à le souligner. Il ajoutera que son medh était un chant de bataille pour exciter l’ardeur guerrière des combattants avant la mêlée.

Mais, paradoxalement, le communicateur fera savoir qu’en louant le prophète, Benkhlouf n’a eu que du mépris de la part de ses semblables. El-meddah hqir yâyrou kou naqess(le meddah devient mesquin par la réprobation des vils), écrivait le poète dans sa khezna el-kbira. N’empêche que Benkhlouf «débouchera sur une crise mystique qui va transformer sa vie» et ce, après son voyage à Tlemcen où il recevra en songe son initiation mystique des mains de Sidi Boumediene. «Le prophète va lui apparaître alors 99 fois en songe et une centième fois à l’état de veille», indiquera Dellaï. «Il se peut que je vous déplaise en peignant la réalité. Je ne chante pas pour passer le temps» : ce sont les paroles de Jean Ferrat reprises par Dellaï pour faire une analogie avec la visée de Benkhlouf, car s’il chantait le prophète c’est pour s’accorder le privilège de la chafaâou l’intercession de celui-ci auprès de Dieu pour sauver les âmes au jour du jugement dernier.

Et c’est là que Benkhlouf, dira Dellaï, tentera de faire jouer cette intercession en sa faveur et en faveur de tous les siens qui sont les Maghrébins, ceux-là mêmes qu’il appelle âzelti. Pour ce faire, Sidi Lakhdar Benkhlouf va chanter à tout bout de champ. «Celui que je rencontre, je lui chante. Je ne lâche aucun musulman», traduira Dellaï. Un vers d’une poésie de Benkhlouf pour peindre la frénésie du poète à vouloir coûte que coûte transmettre son message. Amine Dellaï renseignera sur la sacralité du chant de Sidi Lakhdar Benkhlouf que beaucoup de gens venait écouter. Il fondera, à cet effet, une zaouia avec ses enfants. Pour y attirer les personnes, une formule est vite lancée, dira Dellaï. C’est ainsi que sa zaouia sera connue par ce slogan publicitaire : «Celui qui n’a pu visiter le prophète, n’a qu’à rendre visite à son poète.» Depuis, sa zaouia ne désemplit pas, informera le conférencier. Pour la transmission de ses œuvres, poursuivra Dellaï, Sidi Lakhdar Benkhlouf était entouré d’élèves et de chanteurs qui faisaient fonction de haffadh ou de raoui, qu’il traduira par mémorisateurs et copistes.

A ce sujet, Dellaï fera un point d’orgue : «Donc très tôt, il faut comprendre que le melhoun a été transmis par écrit et Sidi Lakhdar Benkhlouf le dit.» Dans son exposé, Amine Dellaï dira que Sidi Lakhdar a cité dans ses qacidate les instruments de musique et affirmera qu’on peut chanter en s’accompagnant d’instruments. Par ailleurs, Benkhlouf semble curieusement se renier en déclarant qu’il n’a jamais chanté en s’aidant d’instrument comme le luth ou le rbeb, comme il n’a jamais dansé au milieu des souks et des campements. « Ma mdahtek bel âoud wala liss berbaba, ma chta’ht bet’mahedj wast souk wa mrah», de ce fait, Dellaï dira que Benkhlouf était un adepte du samaâ sans instrument. C’est ce qui a été confirmé «dans le maigre héritage qu’il répartit à ses enfants avant sa mort».

«Benkhlouf ne cite aucun instrument de musique», attestera-t-il avant de s’interroger : «Les instruments de musique dans sa poésie n’ont-ils d’existence que dans la métaphore ?» Enfin, Amine Dellaï dira que Sidi Lakhdar Benkhlouf est venu souvent à Alger pour donner des concerts à l’époque des Turcs, mais en chantant ou déclamant sa poésie, il n’est jamais allé jusqu’à la transe comme c’est le cas de certains poètes soufis. Durant toute sa vie qui s’est étalée sur 125 ans hégiriens, Benkhlouf ne s’est «consacré qu’à renouveler le défi redoutable de ne chanter qu’un thème qui est le medh sans pour autant se lasser ni lassait», clôturera Amine Dellaï.