Témoignages d'une serveuse dans un bar à Alger. Par Beya Othmani; Le Monde.

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J'avoue avoir longtemps eu des préjugés sur la vie nocturne algéroise. Avant d’oser m’aventurer dans les tavernes de la capitale, je pensais que ces dernières étaient réservées à une clientèle masculine et que les femmes qui s’y trouvaient l’étaient également… Ça, c’était avant. Depuis, j’ai fait un bout de chemin, j’ai frappé à quelques portes. J’en suis venu à la conclusion réconfortante que l'alcool et la nuit ne sont pas que pour les hommes. Cependant, en bachotant un peu dans les ordonnances du ministère de l’intérieur, j’ai découvert que, je cite : «Il est interdit d'employer, dans les débits de boissons à consommer sur place, des femmes, à l'exception de l'épouse du débitant.»

Cette loi n’empêche pourtant pas les serveuses de l’Étoile de bronze de travailler. C’est un petit bar de quartier de la capitale. Je suis tombé sur cet endroit un peu par hasard. Ça devait être une soirée banale, entre amis, à la découverte d’une nouvelle buvette. On sonne au moins trois fois à la porte avant qu’un homme vienne nous ouvrir. Il nous dévisage et nous laisse finalement entrer. À l’intérieur, c’est la fiesta. Imaginez l’espace exigu de cinq tables, blindé de monde, tous venus fêter l’anniversaire de Neila, une des employées clandestines de l’établissement. Le Raï est à fond, les shoots de tequila crépitent. Certains clients ont même ramené des bouteilles de champagne qu’ils sabrent pour l’occasion. Neila se photographie avec eux, le goulot à la bouche. Yasmine, sa collègue, danse le Way Way sur le bar en mini-jupe léopard. Je vois des mains aux fesses, je vois des décolletés vertigineux et des hommes plonger leur tête dedans. Ce n'est pourtant pas un cabaret, c’est juste une réunion entre quelques bons vivants que les mains charnues de Neila nourrissent de gâteau à la crème, à même la bouche.

Je surprend même celle-ci verser des larmes de joie flattée par l’ampleur de cette méga boom en son honneur.

Billy, le manager du bar raconte que lui et les employés sont d’anciens amis, qu’ils sont comme une famille: «A l’Etoile de bronze, on n’a pas de femme qui racole. Yasmine, par exemple, était une cliente fidèle avant de venir nous donner un coup de main. Elle sait se faire respecter parce qu’elle s’assume financièrement et qu’elle est bien dans sa peau.»

Ça me rassure de voir que dans cette Algérie parfois étouffante, des brins de tolérance existent et attendent d’être cultivés. Le barman est homosexuel et Yasmine, 27 ans, est mère célibataire d’une fillette de 3 ans. Son ex-mari lui envoie une pension mensuelle avec laquelle elle paye une nourrice pour garder la petite: «Je ne veux pas qu’elle me voit sortir, fumer et rentrer saoule… Je veux qu’elle grandisse dans un environnement sain. Sa famille d'accueil est pratiquante, elle est mieux là-bas. Je vais la voir tous les week-ends. Parfois, elle m’appelle et me demande: “Maman, tu es à l’Etoile de bronze?”».

Ce soir-là, malgré les paillettes, les bulles et les confettis, Yasmine a un chagrin d’amour. Elle a découvert il y a moins d’une semaine que son copain, Bilal, videur d’une boîte de nuit, l’avait trompée. «Je lui ai donné ma vie, je lui ai acheté une voiture, je lui ai payé des tables en boîte, je lui ai offert des habits Lacoste, des nuits dans des hôtels de luxe. Mes amis m’ont dit qu’ils l’ont vu en ville dans ma voiture avec une inconnue… J’ai fait une tentative de suicide ce jour là.»

La larme à l’œil, Neila réconforte Yasmine dans ses bras. Elle prend la parole: «Tu sais, personne n’est dans ce bar pour une belle raison. Moi, mon mari est en prison et je travaille ici pour subvenir aux besoins de mon fils.» La boule dans la gorge, elle aussi s’arrête de parler, pour ne pas laisser la douleur interrompre la fête.

Billy tient les mains de ses deux amis. Cela fait vingt ans qu’il travaille dans le monde de la nuit algéroise. Il embauche ces femmes illégalement parce qu’elles sont ses amies et qu’il compatit avec leur détresse: «Les femmes en Algérie manquent d’affection. Ici, tout tourne autour de l’argent. Je ne veux pas qu’elles se prostituent. Les hommes croient que parce qu’ils payent ils peuvent les frapper et les insulter.» Écorchées vives, les serveuses s’autorisent tout de même à rêver d’une vie «loin de tout ça». Yasmine avoue que son plus grand désir est de pouvoir un jour acheter une maison où elle pourra élever sa fille.