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En Algérie, on dit que le mois de mars est le mois des fous, car les quatre saisons peuvent s’y succéder en une même journée. C’est mon chauffeur qui m’expliquait ça la semaine dernière en roulant sous la pluie dans la ville désertée, après les embouteillages des heures ensoleillées.

Avant, ça se vidait plus tôt encore. Durant la guerre civile de la décennie 90, le couvre-feu débutait à cinq heures de l’après-midi. Le nombre d’antennes paraboliques a explosé au cours de cette période-là, scotchant les gens devant la télé ou leurs DVD piratés. Les Algériens les appellent «les paraboles», comme s’ils parlaient d’allégories, mais rien de plus réel que ces formes ovoïdes. À pleins toits, elles contribuent à défigurer l’espace urbain. À travers tout le Moyen-Orient et l’Afrique: même invasion.

Ces «paraboles» sont les ambassadrices de la vie culturelle, et bien des artistes les maudissent. L’intérêt pour l’art et la lecture a diminué avec leur floraison. Peu de spectacles de toute façon dans les pas folles du tout nuits d’Alger. La pesante bureaucratie héritée du régime colonial français paralyse la moindre initiative sociale ou culturelle. Et la peur s’en mêle chez le client potentiel. «On se sent en sécurité le soir chez soi», me dit un jeune homme en partant se claquemurer dès 19 h. Mais les gens s’ennuient.

Pas de manifestations non plus. Si le «printemps algérien» fut moins explosif que dans plusieurs pays voisins, c’est parce que l’ex-colonie française devenue «république» avait fait sa part entre 1991 et 2002 : 150 000 morts, un million de personnes déplacées sous le feu des combats entre les groupes islamistes et l’armée. La terreur de la population, c’est de revivre cet enfer-là. Les Frères musulmans font partie du même décor, des esprits échauffés aussi.

Alors… Des fusils et des militaires bien présents, des contrôles routiers, nos sacs scannés à l’entrée du moindre établissement, pour contrer les attentats. Le budget national nourrit beaucoup le volet sécurité. Ça va finir comme ça chez nous (au Canada), autant s’habituer… ouvrir l’œil, écouter ce qui se dit ailleurs.

Les voix de la diversité

Parcourir ce pays musulman, c’est avant tout aller à la rencontre de chauffeurs, des petits employés, des écrivains, des éditeurs, otages d’un système corrompu et de tensions sociales et religieuses qu’ils ne maîtrisent pas.

Si bien qu’au retour à Montréal, quand on voit un groupe islamophobe concocter une manifestation ce samedi pour hurler la haine des musulmans dans le Petit Maghreb (rue Jean-Talon, Montréal, Québec-Canada), on se demande si ces fauteurs de trouble ont compris ce que la plupart des immigrés ont fui en s’établissant chez nous.

À Alger, j’ai entendu des intellectuels se révolter contre l’ingérence du pouvoir religieux dans la sphère politique. Ils détestaient les terroristes, bien plus actifs sur leurs territoires qu’en Occident, tout en faisant corps contre les dérives totalitaristes de leur gouvernement. La presse indépendante, à peu près libre, se sent surveillée de près. La semaine dernière, un message du président algérien (peut-être écrit à son insu, démenti, mais collé à l’air ambiant) menaçait de renforcer ses pressions contre l’opposition et les journalistes. Rien n’est acquis.

En poste depuis 1999, le président Abdelaziz Bouteflika, en quatrième mandat, est malade, âgé, essoufflé, et la corruption fleurit sous son règne. On dit qu’un pouvoir militaire occulte tirerait les ficelles du pouvoir. Les ressources du pétrole et du gaz naturel font vivre l’Algérie, mais avec la chute du prix des hydrocarbures, l’économie vacille.

Le bédéiste et caricaturiste Le Hic, qu’on suit là-bas dans les pages du journal indépendant El Watan, (la fonction crée le style). Il me donne son excellente bédé absurdo-comique, Le 4ème mandat expliqué à ma fille, sur la dernière prise de pouvoir de Bouteflika : «Notons au passage que depuis le 3ème mandat, les Algériens sont de moins en moins spectateurs… ni acteurs d’ailleurs, ou alors ailleurs… justement», lit-on dans une bulle. Beaucoup d’Algériens ont fui le pays.

Le Hic précise ne pas pouvoir faire de dessins à connotation sexuelle ni représenter (notre prophète) Mahomet (s.a.w.s.). Pourtant, un écrivain érotique peut enfiler les descriptions salaces sans être inquiété. L’image passe moins bien que les mots dans la culture musulmane. Toutes sortes de contradictions composent également le tissu social. Il paraît que bien des barbus sont de grands commerçants de sous-vêtements pour femmes. Experts. Eh oui !

J’écoute une romancière et éditrice raconter son combat pour tenir à bout de bras un magazine littéraire sans subvention de l’État, à l’heure -phénomène planétaire- où la lecture part en 'couilles'. Elle se promène sans voile, croit que cette vague de hidjabs et de niqabs recouvrant les femmes à pleines rues va s’estomper. L’espoir fait vivre.

Les Algériens ont besoin de parler. Un jeune père de famille s’inquiétait devant moi de l’éducation que ses enfants allaient recevoir et rêvait au grand exil en France. Mais qu’allait-il y trouver dans cet après attentat du journal Charlie Hebdo ?

J’ai entendu des athées condamner des hadiths (citations du prophète Mahomet s.a.w.s.), ****** ****** ****** (texte censuré pour blasphème). Et des croyants disent souhaiter vivre leur religion tranquillement, loin du fanatisme et de la destruction.

Tous dans le même sac ? Allons donc !